Seizième Mouvement.

 

Celle que l’on attendait.

 

 

Le vent cessa. Les crêtes n’envoyèrent plus leur glace sur les hommes abrités derrière les palissades.

Ce silence soudain les étonna. Leur cerveau s’arrêta un moment et ils en oublièrent l’agitation constante qui régnait en roi ici: la succession du Maître.

Le Roshi écouta les éléments. Il tendit l’oreille vers les crêtes qui ne lui dirent aucun son.

Ses yeux ne furent plus brûlés par le vent glacial.

Que voulez dire cela ?

Cette nature conduit les hommes.

Elle les mène comme le bœuf par la corde dans les narines.

Ici, rien n’est gratuit.

 

Alors il se couvrit chaudement et il alla au torrent près du trou d’eau qui avait avalé son premier fils.

Il vint sous ces crêtes terribles qui ne donnaient que de la tourmente dans les cœurs qui ne pouvaient pas s’endormir dans le confort de la vallée et de ses nuages voluptueux.

« C’est pour cela que ce lieu fut choisi... On ne pouvait pas s’y engourdir! ».

Ainsi les hommes cessaient d’être ordinaires et la force de la nature les obligeait à être au-delà d’eux. Leur corps malmené leur rappelait l’urgence à rester éveillé.

 

Pourtant, ils se sont engourdis. Ils se sont endormis dans la certitude d’être « spécial »... d’être des personnes extraordinaires dont le monde à besoin afin de changer.

Alors il se souvint des Enseignements de ses deux fils:

« Seule l’indispensabilité est le moteur de l’action dans le Yam! ».

 

Après une pause qui semblait les amener dans un espace de souffrance, ils murmuraient:

« Mais lorsque le Yam est dans le Bam, a un corps, le Bam arrive à conduire et attirer le Yam dans un espace particulier qui va lui permettre de l’utiliser. Le corps rayonne la force du Yam et le Bam la récupère! ».

Puis, lorsque le Roshi tendait son oreille vers leur bouche, il entendait des sons malheureux qui disaient dans la tristesse du cœur solitaire:

« L’indispensabilité n’était plus alors l’action... L’action était l’amour du résultat et sa jouissance! ».

 

Le Roshi connaît maintenant la vérité:

« Le Bam de ce monastère voulait manger mes fils et se nourrir d’eux! ».

 

Car le Bam sait que « Ceux qui savent » doivent venir mourir entre ses mains pour se libérer du corps qu’il leur a construit.

 

Son interrogation en suspend depuis le commencement de la lecture du Livre de « Voyage dans la Mort » a maintenant une réponse... La Force qui pousse est bien celle du Bam qui cherche à se nourrir une dernière fois de la Force de Celui qui Sait.

 

Alors, que faire ?

Il ne sait plus.

Il ne comprend plus.

Il ne peut plus relier ses sensations et son intelligence.

Tout semble engourdi.

Tout semble en suspend.

 

Alors, il ne lui reste que l’aide du dernier des guerriers: l’action!

L’homme courageux fait! Il provoque l’Univers! Une solution viendra.

 

Le Roshi revient à son pavillon au soulagement de Hiro qui ne le quitte jamais des yeux lorsqu’il s’approche du torrent.

 

Dans sa chambre, le thé chaud est prêt avec les petits gâteaux secs.

Puis il s’installe sur son siège de méditation et prend le Livre d’or dans ses mains.

Il le garde longtemps avant de l’ouvrir et de mettre les lettres devant ses yeux.

 

Ses lèvres s’entrouvrent et les premiers sons vibrent dans l’univers des hommes.

Le vieillard frémit de toutes ses fibres. Il lui semble être devant une fin et il a peur.

 

Mais l’homme courageux fait!

Alors il continue à mettre les lettres devant ses yeux et projeter les sons pour les autres hommes qui sont sa drogue.

 

 

Le Voyage dans la Mort.

 

Le Rimpo, assis sur son divan et bien soutenu avec des coussins pour soulager son dos fatigué, laisse la beauté des nouvelles découvertes se libérer dans son corps.

 

Il est heureux; il se sent fort et déterminé pour son prochain voyage « de l’autre côté ».

 

    - La rencontre avec toi tous les matins, et parfois dans la soirée, est source de vie, dit-il.

    - Ah bon!

   - C’est une charge de vitalité... et c’est cela qui me permet d’être si proche de Gourou Rimpoché.

    - Ah bon!

    - C’est comme s’il était « toujours là »... mais que c’est à moi d’aller vers Lui.

    - Ah bon!

 

Il prend quelques respirations qu’il a de plus en plus lentes et difficiles. Il n’est pas loin de passer de « l’autre côté », le Rimpo...

C’est mon jus qui le tient encore en vie dans ce corps qui n’en peut plus de rester à respirer là.

Mais je sens que cela va bientôt être la fin de le tenir en survie... car je perçois venir celle que nous attendons pour mettre le Gourou en état de l’accompagner dans l’espace intermédiaire et de ne pas se laisser attraper par les promesses des sensations qui vont lui être proposées.

 

Alors je suis gentil avec lui, ce vieillard qui a tant donné aux hommes.

Il arrive à surmonter la peine de ses récentes découvertes... Principalement celles concernant la « non aide » des Forces Majeures de l’Amour Universel.

Il tente d’intégrer!

 

Il ne sait pas encore que « intégrer », n’est pas changer les structures profondes du comportement.

C’est seulement trouver un autre type d’organisation cérébrale.

Dans sa Tradition, la Connaissance suffit pour se transformer.

Pour eux, c’est l’Ignorance qui est la source de tous les errements de l’homme.

Ils ne connaissent pas la Force de Vie de la Vue Directe.

Alors ils ne la cherchent pas. Et comme l’on ne trouve que ce que l’on cherche, la boucle se ferme vite sur l’ignorance qui se croit intelligente.

 

Sauf le Padma qui avait cette Vue...

Mais ils ont continué sans Lui.

 

Alors ont pu prendre le pouvoir les Forces Supérieures de l’Amour Universel qui perdaient leur puissance au fil du pourrissement de l’espace Bam... Qui de majeur, passa moyen... qui de moyen, passa mineur... ce qui est maintenant, de plus en plus pollué... avec de moins en moins d’espace pour l’activité de l’Intelligence du Yam.

 

Voilà ce qui passe derrière son front et transpire dans ses yeux qui me regardent avec franchise et confiance.

Il a peur, mais il fait confiance.

Il sait maintenant que la « Confiance » est la « Porte ».

Parce que maintenant il ne peut plus faire autrement.

Il n’a plus la place et le temps pour décider ce que c’est que la « Confiance ».

Il sait maintenant que la « Confiance » est un état physique qui ne se choisit pas, mais qui s’impose de lui-même.

Alors il est presque prêt au départ.

 

J’ai le sentiment que ce sera pour cette nuit... dans la paix du silence qu’il rejoindra en tranquillité, sans le savoir, sans heurt.

Aussi je lui dis de s’allonger sur son lit.

Il appelle les moines toujours aux aguets derrière la porte.

Ils l’aident à s’installer. Ils calent bien la tête; ils posent une chaude couverture sur son corps gras.

Ils installent une chaise à côté de lui, pour moi.

 

Alors je viens, je ferme les yeux, je prends le Silence avec moi... Je le prépare à « sa » rencontre.

Je pose mes mains à plat sur son ventre.

Lorsque le chaud vient... que sa respiration touche la douceur du souffle qui entre, qui sort, sans effort, comme une porte qui bat dans les deux sens... mes mains remontent sur le cœur.

J’ouvre de nouveau les Portes du Ciel.

 

Je lui dis de ne pas parler... de ne pas dire... de ne pas raconter...

Je lui dis de rester avec lui et d’entrer dans ces nouvelles Dimensions... sans rien suivre... sans rien poursuivre... sans chercher une compréhension... Seulement être là!... Et de prendre un bon bain.

Il s’endort dans la demie de l’heure...

Je continue jusqu’à ce que je perçoive la saturation de ses cellules.

Puis je me retire doucement.

 

Derrière la porte, il y a les moines qui s’occupent de lui.

Je leur dis de toujours garder l’un d’eux auprès de lui... en permanence.

Ils comprennent tout de suite. Leurs mines sont soucieuses... Mais le soulagement est aussi en eux. Les certitudes soulagent.

 

 

Le vent griffait la peau et au-dessous de la peau où il y avait le sang qui souffrait d’être ainsi ralenti dans son mouvement donnant la vie au corps et à l’esprit.

La pensée se roidissait.

Les pas se faisaient les uns à la suite des autres, comme un fil sans fin que l’on déroule. La peine était avec eux; les bêtes avançaient dans l’effort et ceux qui les poussaient de l’aiguillon, qu’ils ont entendu porter le nom « d’hommes », courbaient le dos et le cou pour se cacher des couteaux du vent.

 

La caravane montait la vallée, contre le torrent qui grondait. Ceux qui étaient debout sur deux jambes lançaient des cris. Ils prévenaient, ceux qui montaient, de leur présence.

 

La peine et la souffrance étaient pour eux, étaient en eux.

 

Ils ne virent la silhouette qui descendait que lorsque le premier yak s’arrêta.

Ils hurlèrent à l’arrivant de reculer et de trouver un trou dans la muraille qui surplombait le précipice.

Ils ouvrirent leurs yeux au vent lorsqu’ils virent que la mince silhouette s’appuyait de la main au front de la bête qui baissait la tête. Ce fut un pas de danse entre la bête et l’homme. L’une descendit ses cornes, l’autre enjamba le cou et empoigna la queue tendue et s’en servit comme une corde pour sauter dans le vide et se retrouver derrière!

 

Puis la mince silhouette recommença avec le second yak qui se prêta à la manœuvre avec une complaisance qui les laissa sans voix.

 

Ce fut au cinquième Yak qu’ils entendirent le rire aigu et heureux de l’homme qui dansait ainsi avec le vide et les bêtes chargées de lourds paniers.

Ils entendirent aussi le meuglement des Yaks. Cela donnait les sons qu’ils émettaient lorsqu’ils se savent proche de la ferme et qu’ils en sont heureux.

 

Puis au neuvième Yak, la silhouette était devant le premier homme debout.

Elle souriait au visage ridé.

Les lèvres du caravanier restèrent ouvertes et ne donnèrent pas de sons. L’homme à l’esprit raidi par la glace du vent n’avait plus de mot.

 

    - Que la paix soit en ton cœur, dit la jeune femme devant lui, souriante de la beauté de la vie qui n’a pas peur du froid, car le froid est aussi son ami.

 

Elle n’a pas peur non plus du vent, car le vent est son compagnon; elle n’a pas non plus peur de la glace du vent car la glace est aussi pour accompagner le vent.

 

Aussi, tout est bien ainsi, et elle salue le premier caravanier dans le sourire de celle qui sait ne jamais manquer de rien car la mort est son amie.

L’homme ne sait rien faire d’autre que de se plaquer à la paroi glacée et laisser la place à la jeune femme qui glisse devant lui au bord du précipice qui est la mort de celui qui manque le pas.

Il a senti de la chaleur; son cœur a sauté. Il ne sait plus très bien!

Elle les a caressés de son regard tous les quatre, en disant à chacun d’eux:

« Que la paix soit en ton cœur ».

Ils oscillaient de la tête. Ils montraient qu’ils comprenaient les mots. Ils témoignaient de leur présence dans le Monde des Hommes.

Ils étaient capables de suivre la silhouette qui glissait plus loin qu’eux.

Ils étaient capables aussi de se regarder pour se convaincre qu’ils ne rêvaient pas.

 

Ils n’entendirent pas les mots que la jeune femme disait à son cœur:

« Leurs bêtes ont plus de vitalité qu’eux!... Quel dommage pour l’homme! ».

 

Alors, lorsque les yaks reprirent leurs lents mouvements sans que ceux que l’on appelle des hommes aient à les piquer du fouet, ils se souvinrent que l’on disait dans la vallée qu’il y avait une jeune femme curieuse, qui souriait et qui riait.

Cela était vraiment curieux dans cette vallée car personne n’avait le temps et la force de sourire. Tous les muscles du visage étaient pour dire au temps que le temps est dur et sans amour pour l’homme.

Aussi, lorsqu’ils ont entendu que la jeune femme guérissait avec sa voix et que ses sons rendaient l’âme heureuse, ils surent que cela était faux car cela ne pouvait exister ici.

 

Et lorsqu’ils entendirent que cette jeune femme guérissait avec ses mains, ils rirent et redemandèrent de l’alcool chaud à la fille de l’auberge. Ils ne comprenaient pas comment des hommes conscients et responsables de la vie ordinaire pouvaient raconter de telles histoires juste bonnes pour les enfants avant de les envoyer au lit.

Voilà quelles furent les pensées qui circulèrent des heures dans leur esprit raidi, pendant que les bêtes montaient le chemin dans une tranquillité de pas qu’ils ne connaissaient pas et qui leur laissait leur temps, à eux, de suivre les mouvements de leur esprit.

 

La chaleur était avec Heidi. La Lumière de son Ange l’enveloppait.

 

    - C’est un peu difficile avec les hommes, elle dit.

    - Oui... Cela fait partie de la vie dans Bam avec eux, dit-il... Ne va pas à l’encontre de cela... ou alors tu seras détruite car ils sont les plus forts... Ils ont la force du nombre.

    - Alors je souffre en silence, n’est-ce-pas ?

   - Pas seulement en silence, dit-il dans la douceur des mots... Avec le sourire... Car tu ne peux pas éviter de souffrir... puisque tu es dans leur espace...

    - Alors je reçois leur vibration, n’est-ce-pas ?

   - Oui, c’est cela... Tu reçois le choc de leur vibration... Car ton état d’être est heurté par le leur... Tu ne peux pas faire autrement.

    - Oui... Je sais cela... Tu me l’as dit si souvent!

    - Mais tu as besoin de me le dire, n’est-ce-pas ?

    - Oui... C’est comme pour t’attirer à moi, sourit-elle.

    - Il y a d’autres moyens d’être avec moi que de lancer des récriminations sur l’homme et son espace, prononce Ange de sa voix douce sans corps.

   - Oui, je sais... Mais sans toi dans l’espace de tous les jours, il est difficile de ne pas laisser l’esprit monter sur ses habitudes.

    - Oui, c’est cela... Mais tu perds beaucoup de temps et de puissance à suivre cela.

    - Je sais... Je me sens vivante lorsque je chante et je pose mes mains sur un corps... ou que je donne ma Force par les yeux.

    - Pourquoi veux-tu donner ta Force ?

 

La jeune femme continua sa marche dans le silence du vent. Elle savait capitale la question de son Ange.

Il l’aida:

 

     - Si tu aimes la mort, tu n’es pas en train de courir derrière la vie.

    - Oui, je sais... Quelle tristesse en moi lorsque j’ai donné la nouvelle vie à « Celle qui ne meurt jamais ».

    - Oui, tu ne sais pas si tu lui as rendu service, n’est-ce-pas ?

  - Oui... Quel bonheur pendant que mes mains étaient en elle... sur elle... Quelle tristesse après!

 

Le vent suivit la route et les aida à avancer.

 

    - Ne te préoccupe pas de cela.

    - Pourquoi ?

    - Il arrive seulement ce qui est juste pour toi... et pour ce qui est devant toi.

    - Tu peux m’en dire plus ?

    - « Celle qui ne meurt jamais » n’était pas prête à mourir... Alors, c’est bien que tu lui aies redonné de la vie.

    - Je comprends... Alors je continue ?

    - Tu continues.

 

Le vent n’avait pas de froid pour la jeune femme. La chaleur de son cœur irradiait tout le corps.

 

C’est avec bonheur qu’elle entendit son Ange prononcer ces mots:

« J’ai besoin de toi ».

 

Elle attendit dans le silence de l’air qui semblait figé.

Il lui expliqua ce qui se préparait avec « Celui qui était Lui, avant ».

Elle rit.

    - J’aime cet Ange Bret!... Il remue le vent... J’ai entendu la voix du Roshi qui dit les mots dans l’Univers de l’Homme.

 

Le vent perdit sa glace pour eux.

 

    - Qu’attends-tu de moi ?

    - C’est tout simple, dit-il dans des mots doux.

    - Quoi donc ? fait-elle curieuse.

    - Que tu sois parfaite!

    - C’est facile, lance-t-elle dans le vent.

    - Non, c’est très difficile, dit-il.

    - Pourquoi ?

    - Tu ne dois jamais cesser de savoir que tu es en terrain ennemi.

 

Le vent tourna autour d’eux.

 

    - Je comprends, dit-elle.

    - Ce n’est pas suffisant, dit-il.

    - C’est-à-dire ?

    - Tu dois « être »... Les compréhensions ne sont rien à côté de l’action.

    - Je saisis avec mon corps, dit-elle doucement.

 

Il laissa le temps aller et il ajouta:

    - Si je prends support sur toi, je prends un grand risque.

    - Lequel ?

   - Si tu n’es pas parfaite, il entrera une énergie du Bam dans le mouvement que nous montons.

    - Tu veux dire que je peux être un virus dangereux pour vous ?

    - Oui, c’est cela... Et nous ne le saurons que lorsqu’il sera trop tard.

    - C’est-à-dire ?

    - Il y aura destruction du mouvement qui glissera en Bam... Et peut-être il ne sera pas possible de réparer.

    - Pourquoi ?

    - Car c’est un voyage dans la Mort... Pas un « aller-retour » en Bam-Yam.

    - Tu veux dire que l’action est parfaite... ou perdue ?

    - Oui... C’est cela.

 

Heidi laissa le vent prendre la chaleur de son corps. Elle avait besoin de sentir la mort pour prendre l’importance de ces mots.

 

    - Alors, pourquoi demandes-tu mon aide... si je peux être un danger ?

    - Participer à une action véritable est le seul moyen de passer du Bam au Yam.

    - Donc c’est aussi « pour moi » que tu prends le risque.

    - Oui, c’est « aussi » pour toi, dit la voix douce sans corps.

    - Pourquoi le fais-tu ?

    - Tu as cette possibilité... Tu as cette Force.

    - Mais que je peux annuler immédiatement si je cesse d’être une Reine ?

    - Oui, si tu redeviens une petite fille juste préoccupée de tes sensations et impulsions...

    - Tu peux m’en dire plus ?

    - Si tu diriges le temps selon ton mouvement à toi.

    - Encore ?

    - Si tu ne saisis pas que, dans chaque instant, c’est l’espace qui dirige tout.

    - Encore ?

    - Si tu n’es pas « maître » de l’espace et du temps.

    - Encore ?

    - Si tu ne te lances pas dans chaque mouvement comme si tu n’étais maître de rien.

    - C’est cela « être maître de l’espace et du temps » ?

    - Oui, c’est cela.

 

 

Le Voyage dans la Mort.

Suite

 

Le Padma rigole, la lippe méprisante. Il regarde, dédaigneux, celle qui vient d’entrer dans le Temple et qui pose souplement son sac à côté de la porte.

Les moines suivent aussi cette curieuse silhouette dont on n’a pas l’habitude ici. La Puja est terminée et il est le temps pour eux de rejoindre leur chambre, ou d’aller en promenade dans la ville.

Le Grand Ange chauffe mon corps à côté de moi.

Il est venu nous dire que nos considérations entre nous deux sont celles du Yam préoccupé par lui-même et qu’il convient de passer un étage au dessus.

Il est gentil avec ses mots doux sans corps. Il ne dit rien dans la tourmente de la vie ordinaire.

 

Il dit.

C’est la vérité.

Elle se suffit à elle-même.

 

Il regarde aussi la femme que tous observent. Il sourit.

 

Elle n’a aucun geste inutile. Son sac se cale contre le mur. Il ne gêne personne.

Elle porte le regard dans la salle.

Elle observe les moines, puis les statues, puis ce qui est autour, toutes les tankas.

Elle utilise le temps telle une Reine, droite et souriante.

 

Son corps est immobile, découpé sur la clarté qui existe encore dehors avec ses lumières, et sa silhouette s’allonge sans fin dans le Temple.

Elle porte, en finale, les yeux sur nous trois, assis dans l’angle du bout... Du moins sur « moi » puisque je suis le seul visible pour les yeux ordinaires.

 

Mais, c’est nous « trois » qu’elle vit et elle inclina la tête pour nous saluer.

Le Padma commence à s’interroger et fait la grimace.

 

Puis, elle est venue vers nous, ondulante comme celle qui marche sur l’eau... Elle est là, tranquille et sûre d’elle. Elle a la Terre comme amie et le Ciel comme compagnon...

Elle s’appelle « La Bien-Aimée »... Elle est grande... C’est une liane... Elle est noire d’ébène.

Dans les sons de l’Afrique, elle porte le nom de « Éwandé ».

 

Ses yeux sont des lacs. Il n’y a pas de fond. Ils ne sont pas là pour séduire.

Sa bouche ourlée ne donne aucune promesse. Elle n’est pas là pour mentir.

Ses dents blanches découvertes par les lèvres, resplendissent avec le soleil levant. Elles ne sont pas là pour dévorer.

Le long cou laisse passer l’air entre le haut et le bas. Il n’est pas là pour jouer le baiser.

Le ventre plat pousse la force devant lui. Il n’est pas là pour aller devant la main de l’homme.

Les fesses nerveuses donnent le pas long et régulier des marcheurs du désert. Elles ne sont pas là pour convaincre à l’amour.

Les longues cuisses fines, interminables, ondulent la liane. Elles ne se découvrent pas pour les regards admirateurs.

 

Elle n’a rien dit, sauf son nom.

Elle s’est assise à côté de moi. Sa cuisse est chaude.

J’ai placé une tasse de thé brûlant devant elle.

Ses yeux prennent les miens. Nos yeux fondus reconnaissent nos origines.

 

Elle dit seulement, avec des sons graves qui viennent au-delà de la gorge, les lèvres à peine entrouvertes:

"Tu ne dis pas toute la vérité sur toi."

 

Padma se récupère vite; il veut faire le beau; elle est là pour lui et il souhaite marquer la préférence dès le départ.

     - Je l’ai toujours dit!... Il nous cache toujours quelque chose, avec son sourire de celui qui est prêt à entendre la connerie du siècle... Pardon!... du millénaire.

 

Elle ne bouge pas la tête pour le regarder. Ce sont ses yeux qui tournent.

Le silence des grands déserts est dans ces yeux-là; des yeux qui fixent et qui ne bougent pas. Des yeux immobiles, comme le lion des sables qui sent le vent lui apporter l’odeur.

"Tu es un petit homme qui ironise sur un Grand."

 

Les sons sont arrivés sans les lèvres et le mouvement de la gorge.

 

Padma prend ses rides ancestrales, sa manière de faire l’intéressant sur son estrade, du mec super concerné par le devenir du Monde.

Les habitudes ne sont pas faciles à perdre.

Aussi il ne veut pas courber devant ces yeux blancs laiteux avec juste un point d’or au centre, et tout le noir intense autour.

Alors il relance les mots qui n’ont de sens que pour ceux qui jouent dans les méandres des sensations.

 

    - Il nous cache toujours « un petit quelque chose » celui-là!... Et on passe un temps interminable à chercher « quoi ? »... Il pourrait être plus franc!... Du moins, moi, je trouve... dit-il avec des mots gutturaux et clairs qui résonnent dans le Temple dont il est la Présence principale.

 

Le silence donne sa réponse à ses mots.

 

Puis la bouche de « la Bien-Aimée » s’ouvre... les lèvres s’élargissent vers les oreilles... c’est un gouffre qui présente sa béance...

Et un rire éclatant se propulse dans l’air et envahit tout. Tout vibre... chaque objet frémit... nos peaux frissonnent... nos cœurs sautent la chamade.

 

Les côtes de Éwandé se soulèvent comme une vague qui donne sa puissance et ses seins fermes poussent le léger lainage du pull.

Le rire n’a pas de fin... comme les mouvements souples et lents de ses côtes... comme ses pointes de seins qui chercheraient à se libérer de la contrainte des tissus qui les voilent.

 

Puis de nouveau ce sont les sons portés par le vent du désert et que personne ne sait d’où ils sont nés:

"Petit Homme!... Tu n’as donc pas compris qu’il vous cache « Tout »!".

 

Le Padma se sent un peu étriqué avec son « un petit quelque chose »... Il ne sait plus s’il doit rester devant sa future nénette ou retourner sur son perchoir. Je retiendrais le perchoir car il s’y sent plus en sécurité. Plus de mille ans d’habitude!... La sécurité est aussi dans le temps qui coule.

Il commence à produire des vibrations de peur qui lui suintent par les pores. Il est en train de se dire qu’il risque d’être dépassé par les événements avec sa future compagne. Il avait envisagé qu’il allait être le Patron, et elle, la servante, comme cela est dans ses mœurs depuis plus de mille ans.

Il n’est pas préparé à être mis dans un lit d’enfant avec la petite musique douce le poussant à roupiller dare-dare et de compter les étoiles.

S’il continue à transpirer ainsi il va de nouveau sentir mauvais. Je vais en toucher deux mots à la fille du Rimpo. Toutefois, avec les enseignements essentiels que je lui ai donnés, elle risque de me répondre qu’elle n’est pas la bonne à tout faire, ce que je comprendrais très bien.

 

Mais le plus percuté par les mots de la Jeune Noire, c’est « Moi d’après ». Le Grand Ange est en train de se demander s’il n’a pas manqué un train dans son voyage d’avant.

De « Yam » il s’est trouvé propulsé en « Rien »... Et il en ressort une fierté de ne s’être pas laissé complètement immobiliser par « Bam »... juste un relent de « dernière chance » qui l’a fait revenir en tant que destructeur du dernier lien manipulateur entre le Bam et le Yam.

Il est en train de se demander s’il n’avait pas la possibilité d’aller encore plus loin dans le voyage de la Mort.

Il a peut-être laissé passer la fusée, sans la voir... tout préoccupé à observer les omnibus pour choisir celui qui semblait le mieux convenir à son état de lucidité du moment.

 

Il y en a un autre qui se gratte le crâne dans tous les sens, au point qu’il en oublie la barbichette qui s’enroule entre ses testicules, histoire de les tenir au chaud avec ce vent glacial qui pénètre partout.

Le vieux ridé pas beau, qui est en train de lire « pour l’UNIVERS » - orgueilleux de cette mission qu’il s’est donnée tout seul, comme une exigence Cosmique, alors que c’est sa manière perso de se faire jouir plus longtemps, tout en se donnant un rôle qui ferait pleurer les gamines en mal de sentiments nobles... au point qu’il répète en début de chaque pas de danse... comment ses mains parcheminées!... ses yeux d’aigle!... et j’en passe... - Il est en train de se demander s’il n’a pas enregistré que des conneries depuis des années et s’il a bien su suivre ma trace qu’il avait la prétention de ne jamais perdre!

Est-ce que peut-être il n’a pas raconté que des bêtises à Heidi en faisant le mec qui « sait »... si sentencieux... et encore en fourguant son émotionnel en prime!

 

Et aussi à « moi d’avant »!...

 

Mais « Moi » je suis toujours avec le buveur, je suis toujours avec le fumeur... Je participe toujours avec ce que j’ai sous la main comme « matériel »...

Je fais le jeu de chacun... ce qu’il est capable de sentir, comprendre, supporter...

Je le pénètre comme il est capable d’accepter d’être pénétré.

Je le change comme il est capable de supporter son changement.

 

« Moi »... je suis toujours « Moi de maintenant »...

Le « avant » et le « après »... c’est le jeu des écritures du cerveau qui aime rire sur lui-même et se masturber.

Je suis toujours Moi « en relatif ».

Mais eux, ils sont en « absolu ».

Alors ils comprennent selon leur absolu qui est un pur relatif et en font des théories et des explications à n’en plus finir.

Avec bien entendu une certitude d’avoir tout compris et d’être dans le vrai du vrai, dans le cœur du cœur.

 

Et puis il faut cette petite Grande Noire, qui gaule tout juste ses vingt cinq printemps, pour les déstabiliser!

Suffit de cette petite gamine qui regarde l’essentiel, au-delà de toutes les apparences... qui leur susurre ces mots du bout des lèvres:

"Il vous cache « Tout »!".

 

... après avoir ouvert l’espace avec un rire tonitruant qui soulève les montagnes et chasse les nuages qui encombrent la Lucidité... pour qu’ils se demandent si le gus petit format que je suis, pourrait peut-être, être plus épais et plus vieux qu’il se présente sur la table des jeux de l’Homme.

 

Bref!

Je ne sais pas si elle va me foutre la merde dans mes jeux relatifs, cette gamine... ou si je vais prendre du repos et lui passer le relais!

 

Éwandé déguste son thé chaud.

Ses yeux rasent le bord de la tasse; ils atteignent les orbites à moi; ils pénètrent dans leur profondeur, faisant leur passage à travers mes sourcils broussailleux jamais peignés...

Elle boit à petites gorgées le thé chaud qui fait du bien au ventre, sans quitter mes yeux. Au fond des siens s’inscrit le message:

"Repose-toi sur moi... Maintenant... Mon intense ami."

 

Soudainement, je sens ma fatigue d’être depuis si longtemps parmi les Hommes.

J’ai envie de dormir.

 

 

 

 

 

 

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