6. L'Illumination
Il l'a enveloppé dans les couvertures, ne laissant qu'un passage d'air devant le visage, mais de manière à ce que la jeune femme ne puisse pas le voir.
Puis, il a pris la ficelle de chanvre et il a entouré les tissus, prenant soin à ce que rien ne soit visible, même les mains. Surtout les mains!
Le corps sentait fort et le vieux Maître de la Famille SHIN en était incommodé. Ses narines frémissaient et malgré le froid vif ainsi que le vent qui montait à l'assaut du versant de la montagne, l'odeur pénétrait en lui.
- Vas-y, tire! cria-t-il vers le sentier lorsque tout fut prêt.
Seule la silhouette de la jeune femme se devinait entre les arbres et les roches, juste un peu plus haut. Elle se tenait presque au-dessus du vieux et en fille de la montagne elle s'était placée à l'aplomb de la trouée. Le corps passera par là. Il suffira de tirer fort et bien suivre son souffle.
"Le vieux poussera !"
Ils mirent longtemps. La lune avait disparu derrière la crête.
- Mazette! éructa Heidi encore pliée en deux sous l'effort.
Elle avait du se placer à genoux sur le sentier et caler son corps contre le gros sapin rugueux pour ne pas glisser sous la charge au bout de la corde. Elle avait du enlever ses gants et ses mains saignaient.
- Tu as mal ? demanda le vieillard qui haletait près d'elle.
Lui aussi était à genoux dans la neige glacée. Il reprenait sa respiration à quatre pattes, le front presque dans neige. De la sueur coulait de son cou maigre qui laissait voir les os.
Il avait vu la jeune fille se masser les mains puis les porter à sa bouche. Elle les a sucées un long moment et une trace rouge restait sur ses lèvres.
- Ce n'est rien... Presque rien. J'ai l'habitude, tu sais!
Il savait qu'elle avait l'habitude. Ses mains fortes le disaient. Elle n'avait pas besoin de parler, mais c'est lui qui a demandé car il voulait détourner son attention de ce qui semblait un sarcophage de tissus entre eux.
Il voulait vérifier que les glissades du corps pendant le halage n'avaient pas découvert cette chair qui ne devait pas être vue.
- C'est bien, dit-il en se redressant... Tu connais ton affaire, ma fille!
Heidi se rengorgea et lança sa tête dans le vent glacial, vers le haut, là où se trouvent les crêtes.
- J'ai l'habitude, petit père!... Le bois n'arrive pas tout seul à la maison, tu sais.
Elle le dit avec fierté et ses yeux brillaient avec la sueur qui perlait encore sur son front.
- Alors, comme ça, c'est ton fils que t'as saucissonné de la sorte ? ajouta-t-elle en contemplant le boudin de couvertures.
Elle l'avait touché pour le haler dans le dernier effort. Elle l'avait crocheté de la main pour l'empêcher de glisser une troisième fois dans le trou prés des arbustes du sentier.
Elle n'avait alors pensé à rien, si ce n'est crocheter, tirer... bloquer son épaule contre l'arbre pour ne pas être entraînée. Elle n'avait rien senti de cet homme qui était maintenu sous les couvertures rêches de neige glacée. Elle était seulement dans son effort, tel que son frère lui avait appris.
Maintenant elle sentait l'odeur curieuse qui se dégageait du paquet et elle se pencha.
- N'approche pas autant!... C'est très contagieux sa maladie.
- Dis, il sent pas bon ton fils, dit-elle en fronçant les sourcils.... Dis, quelle est donc cette maladie, au fait ?
Elle se maintenait penchée près des couvertures et le vieillard surveillait ses mains. Il ne fallait pas qu'elle cherche à voir le visage par la trouée qu'il avait aménagée dans les tissus.
Elle pourrait alors en devenir folle et s'enfuir en hurlant vers le village pour leur dire qu'un démon était dans la montagne. Il devrait alors la tuer avant qu'elle ne se soit encore redressée de la neige du sentier, dans cet instant d'immobilité qui suit les découvertes tragiques.
- Ne t’approche pas trop, ma fille... Pense à ta santé, dit-il en agrippant le tissu par les pieds... Aide-moi donc à le placer sur la luge!
La jeune fille haussa les épaules et se redressa. Le vieux perdit un peu de sa raideur et un sourire étira ses lèvres minces blanches de froidure.
- Tu es forte et tu as bien travaillé ma fille... Tiens, prend-le donc par là... Je vais m'occuper de la tête.
- Comme tu veux... Tu sais, je suis plus forte que toi et c'est par le haut qu'il pèse le plus... Par tous les Dieux de la Montagne! quelle est donc cette maladie qui sent si fort ?
Elle avait glissé à quatre pattes contre le sarcophage car il prenait presque toute la largeur du sentier. Le vieillard la laissa venir près de lui, puis il fit le même passage dans la neige pour ne pas glisser une nouvelle fois dans la pente raide.
- C'est un pourrissement de la peau... Un peu comme la lèpre... Tiens, prend-le ainsi, par les pieds.
- C'est pour ça que tu l'as emmitouflé ainsi, comme un saucisson ?... Mais dis, il ne risquait rien dans la journée à rester tout seul sous sa roche ?
Elle devenait curieuse maintenant qu'elle n'avait plus la préoccupation de sa maison et des douleurs qui s'y accrochaient comme une vieille peau ridée. C'était ce drôle de colis qui l'interrogeait maintenant. Par tous les Kamis, qu'est-ce qu'il sentait fort! Pas une pourriture... Plutôt une odeur très acide qu'il lui semblait connaître aussi mais elle ne se souvenait pas. Pourtant sa mémoire lui disait que cette odeur-là, elle l'avait eu contre elle un jour... "Presque la même".
- Que dis-tu ma fille ?
- Rien, petit père...Tiens, bloque-le donc avec la grosse corde que j'ai accrochée à l'anneau du haut.
- Tu penses à tout, petite.
- Pardi!... Tu crois peut-être que j'ai de l'aide quand je vais charger le bois dans la montagne! Faut bien penser à tout.
Elle souriait lorsqu'elle parlait. Elle avait encore ce visage d'enfant que n’avaient pas oublié les rires de la jeunesse. Elle était encore une pâte pour la beauté de la vie.
C'est peut-être ce sourire heureux-là qui le décida à la garder avec lui.
Alors, il étendit la main et la lia à lui.
- Que fais-tu sur mon front, petit père ?... Dis, ça me chauffe là où t'as posé la main!
Il n'a pas répondu.
Ses yeux brillaient d'une lueur curieuse, comme s'il existait au fond d'eux une source bleutée avec un centre blanc vif tel un faisceau.
Elle sentait la chaleur de la main sur son front et ce faisceau-là faisait comme une pointe qu'on aurait posée sur son front et qui la brûlerait.
Elle ne se recula pas car la brûlure qui avait commencé juste entre ses deux yeux rayonnait maintenant au-dessus de ses sourcils et c'est comme si on lui élargissait le front. Cela lui fit du bien, de celui qu'elle ne connaissait pas depuis bien longtemps. Elle ne bougea pas et ouvrit légèrement la bouche pour expirer son souffle. Cette chaleur-là qui lui ouvrait le front, elle savait qu'elle la connaissait aussi mais elle ne se souvenait pas. Il lui semblait que sa mère, elle croit que c'est elle mais elle n'en est pas très certaine avec cette buée qui sort de sa bouche et qui semble faire un nuage devant elle. C'est curieux ce nuage!
- Té! c'est comme si je n'avais jamais rien vu avant de cette façon-là! dit-elle en bougeant à peine les lèvres.
Le vieillard ne répondit pas.
Ses mains glissaient maintenant sur les tempes de la jeune fille.
Heidi ferma alors les yeux car la chaleur rayonnait si fort qu'elle ne pouvait plus faire autrement que de venir en elle et d'oublier ce qui pèse si lourd sur son ventre. C'est comme un fardeau qu'elle oubliait sur le bord du chemin.
Un profond soupir vint de son ventre et ses lèvres s'étirèrent dans un sourire qu'elle ne connaissait pas mais elle se voyait le faire et elle était certaine que c'était le même que celui qu'elle avait vu sur le visage du vieillard tandis qu'elle lui tendait l'écuelle de soupe brûlante devant la cheminée.
- Respire bien à fond, petite de l'Homme et de la Femme de la Terre, dit le vieillard la bouche contre son oreille droite.
Il avait fermé l'oreille gauche de sa paume et il lui sembla qu'on introduisait une certitude dans son corps.
- Que fais-tu avec moi, dis petit père ?... Je suis toute chaude de tes mains sur moi... Dis, qu'est-ce que tu fais ?
Elle parlait en ouvrant à peine les lèvres. On entendait seulement les sons qui givraient dans la froidure mais elle avait chaud. Elle était bouillante! Elle se dit que c'était fou ce qui se passait là. Elle se voyait comme si elle était au-dessus d'elle, à genoux dans la neige, appuyée des deux mains au traîneau et elle sentait le corps chaud "du fils " sous les couvertures. Elle voyait aussi le vieillard comme du dessus avec sa toque de fourrure rabattue sur les oreilles et la barbichette blanchâtre qui prenait le givre entre ses mèches longues.
- Dis..., commença-t'elle, sans trop savoir ce qu'elle allait dire. Elle fut stoppée par une boule qui remontait d'un coup de son ventre et qui explosait dans la gorge telle un feu brûlant.
- Mais... Je...
Elle venait de quitter le monde de la vision possible aux hommes et c'est comme si elle venait de disparaître de son corps. Derrière, il y a eu un sceau qui venait de perdre son fond arraché soudainement.
- Par tous les KAMIS.... C'était donc vrai!... C'est donc vrai!!!!
Elle ne pouvait plus dire autrement. Elle se voyait là, comme ça sur la neige avec ce traîneau, ce corps sous les couvertures, ce vieillard qui lui souriait en la regardant les deux mains maintenant revenues dans les plis de son lourd manteau, l'hiver autour d'elle... La neige!
Elle n'avait jamais vu la neige de cette manière-là!
Elle ne connaissait pas cette chaleur-là qui accompagnait sa vision de la double présence des choses. Car c'était une double présence tellement évidente que son cerveau ne causait plus. Il constatait ce qui existait derrière le fond du sceau éclaté et tout à coup elle expira une bouffée de tendresse autour d'elle et cela n'avait plus rien de commun avec les mots d'amour qu'elle avait entendus, devinés et même espérés.
Elle ouvrit les yeux car maintenant il n'était plus possible de faire autrement. Cette force-là, cette certitude d'existence cherchait à s'écouler et c'est son mouvement qu'elle appelait "la tendresse" et elle s'en rendit compte sur l'instant.
C'était la première chose de sa vie qu'elle rencontrait et qui n'avait pas de passé!!!!.... Pas de passé!
- Par tous les Kamis!!!... Je suis toute neuve. Je suis toute neuve, cria-t-elle en se levant brusquement.
Elle en restait coite, debout devant le traîneau, à côté de ce petit vieux qui avait la tête penchée vers le corps de son fils. Ses mains ridées arrangeaient les plis de la couverture prés du visage. Il écartait l'étoffe, comme s'il voulait donner un peu plus d'air à son fils.
Il le fit si doucement qu'elle regardait tranquillement, avec les mêmes yeux que tout à l'heure mais dans la même certitude de découvrir une nouvelle fois les choses, un autre visage, une nouvelle scène.
Car c'était bien d'une nouvelle scène du monde des choses dont il s'agissait. Comme si les jeux se passaient de deux côtés à la fois. C'est ça, de deux côtés à la fois!
Et cette certitude-là lui donnait la présence de son existence.
Elle baissa les yeux sur le petit vieux voulant lui dire sa reconnaissance car c'était lui qui avait fait cela, du moins qui avait permis cette vision.
C'est alors qu'elle vit le visage de celui enroulé dans les couvertures et elle fit un bond en arrière.
- Oh!!!!!
Le vieillard la regardait curieusement. C'était comme s'il prêtait une extrême attention à la position du corps de la jeune fille. Un corps plié en deux, les fesses saillantes contre l'écorce de l'arbre contre lequel elle a buté. Les deux pieds ancrés dans la neige à mi-bottes.
Il ne dit rien. Il ne bougea pas. Sauf ses yeux repliés dans ses profondes orbites. Ceux-là ondulaient avec lenteur comme s'ils étaient aspirés encore plus loin dans la cavité osseuse. C'était étonnant et Heidi ne se rendit pas compte qu'elle était attirée par ce mouvement-là et qu'elle ne voyait plus que lui.
Il n'a rien dit. Il a simplement ondulé des yeux sous les sourcils broussailleux. Il n'a pas quitté la jeune fille. Il n'a pas bougé. Sa main tenait toujours la couverture écartée du visage de l'homme allongé. Celui-là semblait sans vie. Juste une très légère buée sous les narines minces qui disait la présence de la Force.
Et sous ce regard-là, la jeune fille se sentit prise par le ventre. Comme une main qui lui malaxait les intestins. Juste les intestins. Comme un massage qui devenait de plus en plus vigoureux. Et qui commençait à la plier en deux.
- J'ai besoin de faire mes besoins, dit-elle, presque comme une somnambule. Elle ne pouvait pas se soustraire à ce regard. C'est comme si elle était reliée à un fil qu'elle savait ne pouvoir se rompre. Elle ne le chercha d'ailleurs pas.
Il fit signe de la tête.
Alors, elle put baisser le regard et elle se retourna vers la forêt.
Le vieillard ne la perdit pas de vue un instant. Elle lui tournait le dos. Il orienta le fil d'acier de ses yeux sur la partie basse de la colonne vertébrale de la jeune fille. Il vit le raidissement.
Elle enjamba un tronc abattu par une tempête et chercha un abri derrière la souche sortie de terre.
Tandis qu'elle disparaissait derrière les grosses racines et la motte de terre qui y restait accrochée, il imprima la forme de son corps au fond de ses orbites et baissa les paupières sur la visualisation. Il continua à presser contre le bas de la colonne vertébrale. Jusqu'à ce qu'il sentit pleinement la réaction du ventre.
Il sourit. Du moins est ce un sourire ? Juste un étirement des lèvres minces, même pas entrouvertes. Mais c'était un sourire car un être très attentif aurait perçu une légère modification de la luminosité des yeux et comme une flamme qui y dansait au centre. Comme une bonté. Ou plutôt, juste comme une beauté. Une petite beauté. De celles qui disent que la Vie est bien présente.
Il se pencha sur le corps de l'homme allongé. Il effleura de la main, juste du bout des doigts, la peau lissée par le froid. Il y sentait un peu de chaleur dessous. Un peu. Pas beaucoup.
- ILS ont bien failli te tuer... Mon Fils.
" Mon FILS!". Il fallait bien commencer!
Par tous les Kamis et l’ensemble des Dieux des Univers... qu'il est laid!
Il le scrutait. Il examinait ce visage hideux. Il respirait cette odeur acide et forte qui lui donnait envie de vomir. Cette odeur piquante comme seulement "ceux-là" sont seuls capables de produire. La main glissa vers le cou maigre, presque décharné. La pomme d'Adam ne bougea pas. Figée. Comme le cœur qui ne gonflait plus la poitrine.
Juste une buée infime sous les narines. Juste sa certitude, à lui, le Maître de la famille SHIN, que de la Vie bouillonnante était dans ce corps-là. Ce corps si hideux. Et que celui-là allait être son fils. Qu'il l'était déjà. Puisqu'il est venu l'extraire des griffes de la mort. Puisqu'il n'a pu faire autrement que de venir. Si loin de son monastère. En ce Pays si dangereux. Celui où l'on tue les hommes.
Alors, il courba la taille et approcha son visage de celui qui était couché. De celui que l'on ne savait pas bien encore s'il respirait. Sauf lui, Le Maître de SHIN. Lui il savait la présence de la vie enfouie au fond du ventre de celui-là. La peau ridée par les ans toucha la peau glacée. Le souffle chaud glissa sur celui qui ne possédait plus de chaleur. Les lèvres se posèrent sur le front mort, là où les sourcils se rejoignaient. Elles y restèrent longuement sans bouger. Il ne fallait pas l'effaroucher, ce presque mort! Lui aussi aura sa Décision à prendre. Une décision plus importante que celle du vieillard. Lui, ce corps-là, ce jeune corps, il devra dire s'il l'accepte pour Père... Alors, les lèvres s'entrouvrirent et un baiser se déposa sur le front du jeune homme.
- Mon Fils, ce sera dur... Très dur.
Il le savait. Il ne pouvait pas en être autrement. Nul ne peut devenir le futur Maître de la famille SHIN sans être passé par les flammes.
Les Dieux en avaient décidé ainsi. Ses lèvres humides touchaient pour la première fois la peau glacée de celui qui allait venir après lui. Pour la première fois. Il avait tant souhaité cet instant où il abandonnait tout son être dans celui d'un autre. Ce geste, cet attouchement par lequel il disait son don complet à celui-là qui allait continuer après lui. Il faudra tout lui apprendre. Mais voudra-t-il ? La Mort l'avait déjà saisi dans ses griffes. Il sait que cette mort-là, elle avait aussi été demandée de tous ses vœux par le corps gelé. Celui-là avait décidé de ne plus vivre.
Il n'avait jamais pu imaginer que la Transmission puisse se faire en un lieu pareil. En pleine nature, dans la tourmente de la neige, du vent et de la froidure. Loin des Hommes. Seuls. Sans savoir si le jeune homme allait accepter cette charge énorme d'être le Maître. Celui après lui.
" Seule l'Énergie de l'Univers sait reconnaître Sa Force ".
Alors, il faut se soumettre. Il n'y a pas moyen de s'y soustraire car la mémoire de l'homme n'a pas engrangé cette Force-là.
Lui, le vieillard, il se soumettait. Il déposa un deuxième baiser sur le front du jeune homme.
Lui, le jeune homme, si hideux!... se soumettra-t-il ?
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