2. Le Rêve
Il avait rêvé cette nuit qu'il devait partir au-delà des palissades du monastère. Là-bas, après la chaîne de montagnes, puis la vallée ensuite qui se poursuivait dans les collines d'Ouest, il y avait une respiration qui s'éteignait et il devait empêcher ce meurtre.
Le moine serviteur ne comprenait pas le rangement du Maître, bien avant que le soleil apparaisse derrière les crêtes déchirées. Les bruits de la nuit étaient encore dans les oreilles.
Il avait été réveillé par le mouvement du vieillard et il était venu, sortant de ses couvertures moites. Il avait craint que le Vieux Maître ne soit malade. Hier, il avait jardiné longuement, courbé sur la terre, enveloppé du vent glacial qui venait des neiges au-dessus.
- Maître, vous ne vous sentez pas bien ?
- Retourne à ta couche chaude... Il n'est pas encore l'heure, dit le vieillard en pliant sa cape de méditation dans le sac de toile.
Ils avaient parlé doucement, soucieux du silence. L’hiver était rude cette année et les glaces donnaient leur froid sur la tête des hommes.
Le moine se retira en reculant, les mains jointes devant son visage et il s'inclina avant de disparaître. Prestement, il enfila la moumoute de peau de brebis et sortit du pavillon. Il fallait prévenir d'urgence HIRO ! Le Maître se préparait à les quitter !
Il courut à travers les deux cours glaciales, le cœur battant la chamade... Est-ce que le vieux Maître se préparait pour sa mort ! Il avait mis dans le sac sa cape !... Les neiges de l'hiver allaient l'emmener, lui aussi, comme les autres qui sont venus avant lui enseigner les Lois de la Vie.
Le vieillard ne se hâtait pas.
Il savait l'angoisse du jeune moine. Il savait que HIRO prévenu, sera là, devant les portes de bois qu’il ouvrira lui-même, poussant de toutes ses forces, les deux mains à plat sur les lourds battants. Les moines dans la cour d'honneur ne viendront pas l'aider. Le Maître cuisinier devait ouvrir les portes au Maître qui partait et le Maître lui remettra les clés.
Puis, ils s'inclineront l'un devant l'autre, les fronts à se toucher.
HIRO regardera le vieillard s'éloigner, et le Maître sentira les yeux doux caresser son dos jusqu'à ce que ce dos ait disparu à la coudée du chemin.
Le Maître sait que HIRO pliera les genoux et frappera le front par trois fois sur la glace du sol lorsqu'il comprendra que Celui qui leur a tant appris du mouvement du Monde allait prendre la sente qui monte dans les glaces des crêtes.
- Ne prenez pas froid, Maître, dit HIRO.
- Prenez soin de vous et de ce lieu de Silence, mon ami, dit le Maître.
Il tendit les clés, celle du monastère, celle de la bibliothèque et celle de la Salle Secrète. HIRO ouvrit les mains et les reçut.
Leurs yeux dirent leur alliance. Le Maître cuisinier avait du mal à masquer son chagrin sous le sourire qui tendait ses grosses lèvres.
Il avançait d'un bon pas dans la neige glacée par les vents violents du dernier mois d'hiver. Dans un couple d'heure, il lui faudra porter attention à ses pieds car il sera dans le glacis de la crête. Dans son sac, il a mis les crampons de fer et il s'appuiera sur son bâton.
" Il faut passer les épines avec le soleil. La descente sera longue sur l'autre versant ".
Il n'y pense pas. Il sait. Les Kamis de la montagne lui diront le passage sur le méplat aux trous mortels plongeant dans le ventre de la Terre. Ils porteront ses pieds là où la Nature ferme aide l'Homme qui Marche.
Il n'a pas amené de nourriture. Les villageois lui donneront car partout on sait Qui Il Est. Il lui faut être léger pour aller vite, porter le reste de sa Vie à un Autre qui va mourir assassiné.
Cela, il le sait car cette nuit il l'a rêvé, lui qui ne voit plus les couleurs mouvantes de l'esprit depuis si longtemps !
Il sait l'heure grave. Il lui faut marquer sa trace dans la neige avec la peine de ses jambes. Pas très loin, un jour de mouvement de ses jambes à lui, il y a une Vie qui s'en va et cette vie, il sait qu'il doit la sauver et que la sienne ne doit compter pour rien. Qu'importe !
Le vent glacé a cessé au petit jour et il sait à ce signe que les Kamis sont là, avec lui, car ce vent n'a pas cessé depuis deux lunes. Il a tout raidi ce qu'il a touché. Il n'aurait jamais pu passer les crêtes contre lui et il serait mort sur le méplat.
La neige est dure et les crampons l’égratignent à peine. Il avance vite.
Le souffle va dans son ventre, là où il doit être et ne le quitte pas. Une fine sueur perle ses gouttes sur les tempes et aux ailes du nez et celles-là vont aussi là où elles doivent, à l'angle des lèvres minces, là où la langue peut les récupérer et donner au corps le sel qui lui faut.
Tout est bien ainsi et il le sait.
Ce jour est un jour de mort, la sienne et celle d'un autre et c'est très bien ainsi. HIRO le savait. Il l'a vu dans ses yeux lorsqu'il s'est incliné. Avait-il lui aussi fait ce rêve ?
Le soleil a passé les crêtes avec lui et le méplat ne l'a pas englouti.
L'autre versant est celui des hommes et il témoigne de la douceur de la Terre car pour les hommes, il ne faut pas la rudesse. Ils se découragent si vite !
Une fumée blanche derrière les bois montre le chemin qui doit être le sien. Des bûcherons sûrement. Il y trouvera donc un chariot sur luge et un cheval vigoureux. Les hommes l'emmèneront dans la vallée, car ceux-là, comme les autres, savent Qui Il Est.
Ils l'ont vu sortir du bois, venir vers eux qui se chauffaient autour du feu de branches. Ils l'ont regardé, sans un mot ni un geste, les yeux grands ouverts sur leur étonnement, car là-haut, il n'y avait rien que la mort, le vent et les effraies.
Il vint vers eux à petits pas car il les savait superstitieux.
- Que la Bonté de tous les Kamis soit avec vous, leur dit-il, en s'inclinant.
Ils étaient cinq, des hommes courtauds enveloppés dans leurs fourrures, les pieds chaussés de bottes de peau luisante à force de graisse. Ils frottaient leurs rudes mains contre leurs flancs, témoins d'une longue habitude pour les réchauffer. Ils l'ont fixé, sans comprendre, si ce n'est que celui-là sortait de l'enfer et que cela n'était peut-être pas bon signe.
Il savait ce qu'ils pensaient. Alors, il s'inclina une nouvelle fois en mettant la main à son chapeau de mouton. Son autre main écarta le manteau et ils purent voir la large médaille d'or brute qui pendait, tenue par une chaîne passée autour du cou.
Ils ne dirent rien mais les bouches s'ouvrirent et l'air passa entre leurs dents avec le bruit de la forge. Ils surent alors Qui Il Est et leurs genoux plièrent dans la neige.
- J'aurais besoin de votre bonne volonté, mes enfants, leur dit-il en ne haussant pas le ton car le kami de la neige ne l'aurait pas permis.
Il montra le cheval aux poils longs et la luge. Ce devait être des bûcherons soigneux, chose assez rare par ici, car le cheval avait une couverture sur les reins.
- Bien sûr, Maître. Que voulez-vous de nous ?... Dites et nous obéissons, prononça à grand peine le plus âgé. Il commençait à perdre ses dents et la salive noirâtre coulait entre les chicots.
Les autres n'oseront pas parler. C'était au plus vieux, au plus sage, de porter la parole des hommes à Celui dont on causait à mi-voix, le soir, autour du feu. La voix se faisait alors timide et craintive, car de Lui, on ne parlait pas. On courbait le front sur le sol.
- Portez-moi dans votre vallée et au-delà de ces collines, là où la nuit est au plus tard, leur dit-il.
Les trois plus jeunes se précipitèrent vers le cheval qu'ils harnachèrent. Leurs gestes rapides révélaient les longues habitudes.
Puis ils enlevèrent le bois déjà mis dans le chariot et à grand renfort de coup de balais de brindilles, ils nettoyèrent la plate-forme sur laquelle ils installèrent des peaux.
Les deux plus âgés restaient à côté du vieux Maître, comme il se doit.
Ils ne disaient rien et observaient les jeunes dans leurs gestes. Plus tard, ils leur diront qu'ils ont travaillé comme des gens désordonnés et qu'ils leur ont fait honte. Cela se dira au village, et ils deviendront Ceux qui n'ont pas su faire sourire le Maître et la honte sera sur eux et cela, ils le savent. Mais ils savent aussi qu'Ils seront ceux qui L'ont approché et vu. Pour cela, ils seront à tout jamais recherchés car à eux, la chance se sera accroché aux cheveux.
- Le chariot est prêt, dit le plus vieux, courbé devant le vieillard qui souriait aux jeunes gens, car LUI aussi, il connaît cette tradition dans les vallées de montagnes et il passera sa main dans leurs cheveux lorsqu'ils s'arrêteront près de la source chaude à mi-flanc du vallon.
Ainsi en est-il du Monde.
Ce Monde qui est en train de tuer un homme qu'Il doit sauver. À celui-là, s'il arrive à temps, il devra ensuite donner sa Vie.
Dans les fibres du cœur, il sent la vie de l'Autre qui fuit. Il a peu de temps devant lui. Cette nuit, tout doit être consumé, gagné ou perdu.
- Dis-moi, Petit, je crois bien que ce cheval doit aimer trotter vite ?
Le jeune homme n'osait pas lever le regard, mais rougit que L'on puisse lui dire un seul mot. C'était lui qui soignait le cheval et le Maître l'a deviné puisque c'est à lui qu'il a parlé.
Il claqua le bout de la langue derrière les dents du haut et le cheval tourna les oreilles. Le jeune homme reprit ce claquement trois fois, sur un rythme rapide et les muscles sous la peau s'allongèrent avec la foulée.
Le vieux Maître souriait, assis en tailleur sur les peaux de moutons. Il laissait son corps se balancer au rythme des cahots du chemin. Les sabots ferrés du petit cheval frappaient dur sur la terre gelée.
Seuls les deux plus jeunes étaient descendus avec lui. Il avait insisté pour que les deux plus âgés restent à leur travail et il leur dit qu'il saurait veiller sur leurs fils.
Ils s'inclinèrent devant la volonté du Maître et surtout sur l'honneur qui sera dorénavant porté par leur fils.
Le Maître souriait car il avançait vite et il sentait la distance se raccourcir avec la mort.
Derrière les collines d'ouest, il faudra laisser le mouvement du corps guider les pas. Il devra se laisser tirer par la mort qui entre dans un corps et la vie qui le quitte. Il devra traiter avec eux.
S'il arrive à temps !
Au village, les femmes voudront le retenir. Les sons des trompes ont résonné dans la montagne par cinq fois depuis un couple d'heures. Sa Venue est annoncée et les feux doivent être activés dans les cuisines pour cuire le gâteau et le riz.
Il devra bénir les nouveaux-nés et les futurs mariés. Puis il rompra le gâteau et ils mangeront en silence, le thé brûlant dans la tasse de fer nichée entre leurs mains en conque.
Puis, il partira et ils auront attelé un cheval frais au traîneau. Ils ne poseront pas de question. Ils iront à la limite de leur territoire, en crête des collines d'Ouest. Le cheval s'arrêtera de lui-même car il sait que plus loin, c'est un autre domaine qui n'est pas le sien et qu'entre les hommes, la haine fait tomber les bêtes sous les coups.
Il leur a demandé :
- Là-bas, quel est l'homme que l'on doit tuer ?
Les vieux faisaient le cercle autour de lui, la tasse de fer entre leurs mains car le thé brûlant les réchauffait. Ils hochèrent la tête et se regardèrent longuement puis ils dirent qu'il n'y avait pas d'homme touché par la mort dans la vallée.
- Peut-être de l'autre côté... Peut-être ! Eux sont si remplis de méchanceté, dit l'un, celui qui parlait pour les autres, car il était celui qui apprenait à lire et à écrire dans l'école.
Les femmes autour inclinèrent la tête, plusieurs fois, la bouche entrouverte et un son rauque en sortit. Ce son-là repoussait la mort loin du village. Celui dont parlait le Maître n'avait pas à faire ici, chez eux et elles le lui dirent ainsi.
Il sut alors l'heure de partir. Il se leva et les bénit, touchant leur front de la main.
Un autre jeune homme s'approcha de lui et l'invita d'un mouvement du bras à se rapprocher de l'enclos. Il était muet car il n'osait ouvrir la bouche devant celui dont on parlait tant le soir, le visage luisant devant les flammes.
Un cheval poilu piaffait, déjà attelé et la bête voulait partir. Le jeune homme offrit son bras au vieillard qui s'y appuya. Ils avaient placé un léger escabeau de bois pour faciliter sa montée dans le chariot.
Ils vinrent le voir partir et ils restèrent longtemps sur le bord du chemin, bien après que la bête et son attelage eurent disparu mais ils restaient gravés dans leur mémoire et lorsqu'ils retournèrent à leurs maisons, ils crurent que Celui dont on parlait tant était encore là.
Le soleil commençait à garder sa chaleur dans son cercle qui ne chauffait plus beaucoup la Terre. Un voile fin venait devant lui et le vieux pria. Il mettait toute sa respiration dans son ventre, le transformant en celui de la Terre, car la Terre devait dire au soleil qu'il ne devait pas l'abandonner aujourd'hui. La nuit entraînera le retrait de la vie dans le corps de celui qui meurt et alors il arrivera trop tard.
Il a posé cinq fois cette question à ceux qui coupaient le bois au fond de la vallée :
- Où est celui que l'on doit tuer ?
Ils l'ont regardé sans comprendre en arrondissant leurs yeux. Les bouches s'ouvrirent sur les chicots noirâtres mais les mots ne vinrent pas. Les sons qui sortaient des gorges ouvertes étaient ceux de la vache qui respire et c'est bien ainsi. Il les remercia en souriant et ils plièrent les genoux car ils savaient Qui Il Était. Il toucha les fronts de la main.
Ainsi celui qui mourrait se trouvait plus loin que cette vallée et il demanda que l'on pousse le cheval vers les crêtes.
Derrière, il y avait le monde des hommes qui tuent ceux qui sont différents d'eux car c'est leur seul moyen de continuer à procréer.
C'est donc là qu'il trouvera celui que l'on doit faire mourir. Il sentait ce corps-là, déjà agonisant, si proche de lui qu'il cru que d'étendre la main lui fera toucher la peau et que cette main-là allait porter la chaleur dans celui qui s'éteignait.
Le jeune homme l'observait tout en menant son cheval à grand train. Il ne comprit pas le mouvement du bras qui s'étendait vers l'horizon et il fronça les sourcils. Le vieillard lui sourit car il en est ainsi des hommes qui sont le fruit de la terre.
- Je ne peux pas passer les crêtes, dit le cocher, baissant la tête en signe d'excuse... Les hommes là-bas ne sont pas nos amis !
Les aiguilles s'approchaient et le vieillard lui montra l'amorce de la faille sous la falaise. Il passera par là et le jeune homme roula les yeux :
- Mais, c'est la passe la plus dangereuse, Maître !
- Mais la plus courte, n’est-ce pas ?
- Oui, Maître.
- Alors, c'est bien que ce soit par là que je pénètre dans ces territoires qui ne sont pas les vôtres.
- Que cela soit alors ainsi, dit le jeune homme en poussa son cheval vers l'amorce des éboulis.
Mille pas encore, tout juste, et la neige ne sera plus là pour le traîneau. Ils sont beaucoup descendus et la bête transpire, peu habituée à cette température plus douce.
Les pierres montrent leurs arêtes vives qui blesseront les pieds. La neige qui se maintient couvrira les pièges des trous et le jeune homme n'osa pas dire son inquiétude au vieillard qu'il prit dans ses bras pour le mettre à terre.
Le vieux se laissa faire en souriant et l'espace d'un moment, lorsque les deux cœurs se touchèrent, il lança son énergie dans celui qui le portait et celui-là ouvrit sa respiration à la beauté du monde. Il ne sut pas d'où provenait la chaleur qui irradiait son corps; il ne sut pas aussi pourquoi les larmes venaient tout à coup derrière ses paupières et que sa gorge avait le goût du sel. Il reposa le vieux avec la précaution de celui qui touche un objet fragile et ses reins furent heureux de l'effort qu'il venait de produire et il sentit que la mort ne devait être rien d'autre que ça, ne plus sentir ce travail et le mouvement de la chaleur dans le corps.
Le jeune homme resta là, à côté du cheval qui ne bougeait pas, à regarder la mince silhouette qui paraissait glisser entre les rocs. Le bruit du bâton frappant le sol restait encore dans ses oreilles lorsque la nuit vint se poser sur la terre et lui dit de courber les épaules puis de rentrer en elle.
- Où est l'homme que l'on doit tuer ?
La vieille haussa les épaules et lui tourna le dos. Alors il alla vers l'étal de légumes et à l'homme il posa la question.
- Tu radotes, vieux ! Ici, il n'y a personne qui doit mourir et va ton chemin. Tu sens la mort dont tu parles.
L'homme fit les gestes rituels qui chassent les démons et le vieillard se recula car on commençait à le regarder curieusement et cela n'était pas bon car les hommes ne doivent pas être dérangés dans leur paix du cœur.
Il ne voulait pas que là, on sache Qui Il Est.
Les étals vont rentrer dans les caisses en bois grossier et ils vont compter l'argent. La nuit est maintenant dans la rue boueuse et le vieillard enjambe le caniveau qui en constitue la ligne médiane et cela est aussi juste que les hommes vivent avec leurs excréments.
Il est descendu par la faille des roches de crêtes et il a su qu'il ne devait pas se révéler dans cette vallée. Aussi, a-t-il suivi les chemins creux vers le gros bourg, se glissant derrière les talus lorsque le bruit des hommes venait vers lui.
C'est à proximité des premières maisons qu'il a attendu, près de la fontaine. Le soleil disparaissait et seules les aiguilles des roches de crêtes se doraient. Ici, c'est la nuit qui s'installe et les gens se pressent. Il attendit un groupe de marchands bruyants qui revenaient de la grande ville, poussant leurs chariots remplis des produits qui seront demain sur le marché. Il prit leur trace, juste derrière et il entra ainsi au bourg.
Il passa en revue les trois auberges, sans rien dire et ils ne firent pas attention à lui. Il écouta les rumeurs de la rue marchandes. Il dressa l'oreille aux histoires des vendeurs à l'étal. Il s'approcha des femmes qui parlaient sur le pas de leur porte, surveillant les enfants qui jouaient près du ruisseau d'immondices.
Il n'entendit rien sur celui que l'on devait tuer. Alors, il commença à questionner et on le regarda curieusement.
Maintenant, il devinait qu'il devait partir car les bruits autour de lui s'alourdissaient de la haine des hommes qui ne veulent pas la curiosité chez eux et c'est bien ainsi car c'est leur seule chance de rester vivants.
Il se glissa dans l'auberge du milieu de la rue et il en parcourut les couloirs bruyants. C'était quatre jours de foire et beaucoup de gens étaient venus. L’hiver partait et la vigueur du printemps montait dans les corps qui voulaient bouger et crier le changement de la terre. Il s'éclipsa par la porte à côté des cuisines et personne ne prit garde à ce vieux qui longeait l'ombre des masures et la sortie du bourg s'ouvrit devant lui avec la nuit.
Le froid mordait la peau des hommes. Il sourit doucement de cet étirement des lèvres qui allait vers les oreilles et il salua ceux qui rentraient des champs, pressés de retrouver un peu de feu prés d'eux. Ils pensaient à un vieillard un peu fou, marmonnant dans l'ombre de sa pensée évadée et il le sut à leurs regards étonnés. Une femme cessa de marcher et le regarda longuement venir vers elle et aller vers le froid de la nuit. Elle se tenait courbée sous le fagot de branchages mais ses yeux allèrent rejoindre ceux de celui qui tournait le dos aux lanternes de la réunion des hommes.
- Sais-tu que le Bourg est derrière toi, mon pauvre vieux, lança-t-elle lorsqu'il fut à la toucher ?
- Je le sais Bonne Mère, répondit-il, arrêtant sa marche.
Il s'appuyait sur son bâton et elle prit son temps pour l'observer. Les yeux francs de la femme fouillaient les rides du vieux et il vit un souci qui naissait en elle pour lui. Alors, il fit un pas en avant et tendit la main. Elle ne fit rien, que fermer les paupières sur les lumières des hommes. Elle savait la main sur son front avant que la chair ne rencontre la sienne car la chaleur était là avant, bien avant et elle comprit son arrêt et l'attente de cet homme qui cheminait vers elle en tournant le dos à la ville. La main toucha son front et elle ferma son cœur à l'agitation. Le voile qui la recouvrait, glissa, découvrant les yeux de l’âme qui s'obscurcissent avec la première pensée du Monde et elle sut tout cela en un instant et elle eut la certitude qu'elle n'était pas folle, certains matins, lorsqu'elle voyait cette nappe de mots et d'inquiétude venir vers elle et la recouvrir. Ces matins-là, au réveil, la beauté était dans son cœur et elle respirait doucement avec le mouvement du Monde qu'elle savait généreux. Puis cette nappe venait et la recouvrait et l'inquiétude s'étalait dans le Temps.
- HUM.....H...u...mmmmmmmmm.....
Rien ne sortait d'autre de la bouche entrouverte. Pourtant, elle savait dire beaucoup à celui qui tournait le dos aux lumières et son cœur débordait de tendresse pour lui. La main enlevait le voile de la pensée des hommes.
Elle entendit que le vieux repartait à petits pas comptés. Le bâton frappait le sol dur. Il avait laissé avec elle, la beauté du monde et elle ne voulait plus ouvrir les yeux. Cela dura un moment et d'autres la bousculèrent et lui dirent de se ranger car elle geignait au milieu du chemin. Elle sentit ses pieds glisser dans la douve et l'eau glacée mouilla ses bottes de peau.
Là-bas, ses trois enfants attendaient le bois pour le feu du soir et c'est bien. Les choses doivent être ainsi et cette connaissance dégrafa l'enveloppe du cœur. Son liquide se répandit dans le corps et elle sourit. Alors, elle put lever les paupières sur le froid.
Elle regarda le chemin qui entrait dans la nuit sans lanterne et elle ne vit rien. La coudée avait pénétré dans le noir.
Le vieillard marcha dans la nuit. Ses pieds n'avaient pas besoin de la lumière des hommes. Ils savaient les pierres et les trous. Ces pieds-là étaient nés de la terre et la terre et eux devaient retrouver la confiance de l'amitié.
Il ne laissa pas sa respiration rester dans son ventre car il fallait que l'Énergie coule librement et lui dise où était Celui qui mourait. Il lui restait peu de temps. Tout sera consumé avant le milieu de la nuit car le yang de l'homme partira avec celui du Ciel qui laissera la Terre rentrer dans son ventre. À ce moment, la Terre mange la terre et tout ce qui est né d'elle car c'est sa nourriture et cela est bien ainsi.
L'homme doit être trouvé avant cette heure-là car il n'aura plus assez de Ciel dans son ventre pour résister à l'appel de la Terre.
" Peut-être a-t-il trop de Ciel dans son cœur !... Par tous les Dieux !... Il en mourra alors car il appellera la nuit ! " marmonna le vieux à la nuit.
Cela lui est venu sans prémisse, à lui qui ne pense plus depuis si longtemps. Alors il sut que le Destin le conduisait et que l'homme était tout proche pour qu'il ressente ainsi Sa faiblesse... Par les Kamis !, c'est le Ciel qui va le tuer !
Alors, il pria, car c'est le seul recours de l'Homme Sage. Il dit au Ciel de soutenir le cœur de Celui qui Attendait et que lui, il allait lui apprendre à faire glisser cette Force-là dans le corps afin que ce corps puisse marcher sur la Terre et aimer les hommes.
- Laisse-lui encore un peu de Temps !
Il marmonnait et marchait les yeux fermés car seul comptait la Force qui s'amenuisait et qu'il sentait si proche. Il fallait trouver dans les moments à venir car la nuit aplatissait maintenant le monde et le yin va demander sa nourriture. C'est l'heure où beaucoup d'hommes vont mourir.
Il entendit des pas venant vers lui mais il n'ouvrit pas les yeux. C'était un homme qui rentrait.
- Où vas-tu donc ainsi, mon vieux !... Tu sais que c'est la mort qui rode plus loin ?
Le vieillard ne ralentit pas le pas et ne leva pas les paupières. La mort était partout et celui-là ne le savait pas plus que les autres. La mort, elle était surtout chez eux et ils ne se savaient pas mourir. Juste une question de temps. Mais "cela" il le lui aurait dit en d'autres moments et peut-être plus encore. Mais maintenant, la mort était lui et les siens. Il ne pouvait pas le lui dire. Ni que pour trouver la Vie qui partait si près de lui, quelque part dans les zones d'ombres de la nuit en forêt, il fallait qu'il ferme ses yeux et ses oreilles et qu'il aille comme tiré par un fil de l'Invisible qui lui disait où poser ses pieds sur la terre qui craquait de nouveau sa glace dans les ornières du chemin.
L'autre aurait pu voir la jambe arrière qui poussait longuement le corps maigre en avant, puis celle de l'avant recevant le poids et tirer ensuite. Il aurait pu voir, mais pour voir il faut déjà reconnaître et lui ne savait pas autre chose que la mécanique de ses jours. Alors, il haussa les épaules et refit face aux lumières du village qui donnaient leur curieuse clarté jaune dans la nuit au-dessus des cimes de pins.
Les bottes de peau devenaient glissantes sur la glace qui se reformait et le vieillard n'y pensa pas car y penser serait la chute certaine dans la nuit. Il étira les yeux sous les paupières baissées et les caressa du chiffon doux de son esprit. Eux, devaient VOIR cette nuit et derrière les murs de paupières masquant la nuit des hommes, ils devaient trouver leur chemin pour aller à cette clarté qui s'amenuisait et l'empêcher de disparaître.
" Où est Celui que les Hommes doivent tuer ? ".
Ainsi, il avança et ses pas quittèrent le chemin défoncé par les ornières et il entra dans la forêt haute par la sente qui longeait le ruisseau sous sa glace. La Force venait de là et les yeux s'élargirent vers les oreilles. Alors le vieillard mit ses mains sous son bonnet de fourrure et commença à masser les pavillons qu'il avait larges et forts. Il était maintenant temps de réveiller ces sens-là et les yeux rieurs le lui dirent à son cœur car ils se connaissaient et ils se savaient liés depuis longtemps. À eux trois, ils vont le guider et il le sut par les sourires qui descendaient des yeux et étirèrent les lèvres minces au-dessus de la barbichette de poils rares et longs.
Celui qui allait mourir était tout proche. Maintenant, le cœur allait guider et derrière ses paupières baissées, il chercha la lumière bleutée.
Elle était là, au milieu et il rit dans son ventre. Les Forces du Lieu étaient avec lui ! Derrière sa tête, la lumière bleue partait de dessus de la nuque. Il sentit la boule chaude qui commençait à s'étaler en éventail sur le pieu du cou. Il remonta le col de sa lourde pelisse et laça les cordelettes sous son menton.
Il fallait protéger ce coussin de jade. Il fallait que sa tête puisse s'appuyer sur la nuit derrière lui. Alors, ainsi protégée, elle allait pouvoir projeter toute sa vie vers l'autre vie qui était quelque part devant elle. Celle-là qui était comme elle. Car elles se reconnaissaient depuis cette nuit où elles ont réveillé le vieillard et lui ont dit de partir car l'une d'elle devait être sauvée de la mort des Hommes car la mort de celle-là n'était pas réparable.
Le vieillard est là, protégeant sa nuque du froid yin de la nuit. C'est bien.
Il enfonce dans la neige craquante jusqu’aux genoux et il sait qu'il va beaucoup souffrir cette nuit. C'est bien. C'est ainsi que cela doit être.
Devant lui il y a un homme à sauver. Un Vie va partir d'un corps d'homme et cette Vie-là ne doit pas quitter ce corps. Voilà ce qu'il sait et c'est suffisant pour que lui, le Maître, il soit là dans le blanc de la neige et le sombre bleuté de la nuit sous les pins de la montagne.
Et il sait que c'est maintenant sa Vie qu'il doit donner en échange de cette bénédiction de sauver celle-là. C'est bien.
Il garde les paupières baissées sur ses joues et le sourire des yeux descend maintenant dans son cœur. La lumière bleutée est entre ses sourcils et presse fortement sur les os. Il est temps de la laisser aller et lorsqu'il sourit ses oreilles bourdonnent. Alors il lève haut le genou et marque une empreinte de plus dans la neige devant lui. Le sentier monte maintenant dur et le vent vient de se lever dans les têtes de pins noirs.
La nuit chemine sans lune et c'est la lumière bleutée entre ses sourcils qui guide le vieil homme. La force qui est dans sa tête serre fort contre les os et il sait qu'aujourd'hui, il ne doit pas la laisser échapper, ni l'avaler. Elle doit rester entre les deux yeux, à lui faire mal, mais cette douleur-là est celle qui le mènera où se trouve l'Homme Qui Doit Mourir. Les bottes et pantalons sous sa lourde tunique sont imbibés de la neige fondue. Le froid ne prend pas ses os. Cette douleur dans sa tête y veille et il le sait. Il n'a pas faim non plus et c'est bien ainsi car cette nuit sera celle où lui saura qu'il peut maintenant vivre tranquille dans l'attente de la mort.
Alors il avance, levant les genoux hauts dans la neige. Il enfonce moins maintenant que le froid glacial est revenu. La couche du dessus mélangée aux aiguilles des pins, lui offre un appui plus ferme et il porte attention à son pied pour qu'il vienne reposer doucement sur la mince couche dure et ne la casse pas. C'est son attention sur ses pieds qui capte son esprit et il souffle dans son ventre, car cet esprit-là doit rester ainsi, calmement dans ses pieds. Alors, l'Autre Esprit, celui qui entre dans cette force bleutée entre ses sourcils peut maintenir le sourire sur ses lèvres, le bourdonnement dans ses larges oreilles et la salive abondante dans sa bouche qu'il doit avaler en trois fois rapides et fortes presque toutes les cinq minutes. Il compte le temps ainsi puisque la douleur lui est enlevée cette nuit. Cette nuit ne sera pas la sienne. Cette nuit, sa vie devra glisser dans le corps d'un autre et alors il pourra enfin sourire librement et dire "Merci". Cette nuit sera celle où sa mort va enfin pouvoir devenir une amie. Il le sait. La mort est là et elle le guide avec cette lumière bleutée dans le front, entre ses sourcils et la nuque qui se repose doucement, au chaud, sur son coussin de jade. Alors, il lève les genoux haut et met son attention sur le plat de ses pieds. Maintenant, il ne peut plus rien d'autre et il le sait. Il est venu jusque là et ce fut son travail d'y venir, tiré par ce songe et cette Force. C'est ainsi que cela devait être.
C'est ainsi que cela doit être et il le sait. Alors, il ouvre la bouche soudain et il éclate dans la boule blanche qui force les os de son crâne. Et soudain, son crâne n'est plus là, ni le reste non plus. Il y a l'Univers Blanc Derrière Les Choses qui prend possession de la surface de la vie. Maintenant il sait qui vient en premier, de la Vision, de la Chaleur ou de l'Amour. Cela fait plus de quarante ans qu'il vit avec cette Force qui vient prendre possession de lui et le rassure dans son action chez les Hommes Qui Tuent.
Mais cette fois, ce n'est pas identique aux autres fois.
Il tombe à genoux et ses jambes éclatent aussi sous la pression de la Force Lumineuse. Il se sent tomber mais cela n'a pas d'importance car Tout est Juste et arrive à son Heure. Il se sait rouler sur la pente et son corps glisse entre les arbres et les taillis. Mais cela n'a pas d'importance. Cette Lumière l'habite et il ne sait même plus que c'est Elle qui le conduit car Elle est devenue son âme et son corps. Il ne peut plus rien, maintenant. L'action de son esprit ne peut plus se faire car ce qui se passe là est au-dessus de ses moyens de prises. Personne ne parle plus d'ailleurs et il ne sait pas combien de temps passe ni où il va. Il se sait rouler et glisser sur la pente et le choc d'un arbre sur son dos.
Il n'écarte pas la tête du rocher qu'il voit arriver vers lui.
Puis, c'est la nuit noire de son esprit et il ne sait plus rien. Il n'a jamais cessé de souffler dans son ventre un son, le sourire aux lèvres et ses oreilles bourdonnent de OMMMmmmmmm...mmmm. Il n'a plus rien d'autre à sa disposition dans son corps et son esprit d'Homme pour dire qu'il est prêt et qu'il n’a pas peur.
Le temps n'a pas de prise sur lui car l'Esprit est hors du temps. Cette fois encore, comme les autres fois, il ne sait pas le temps qui s'est écoulé sous l'emprise de la Lumière de la Source de la Vie. Il revient, comme à chaque fois d'un voyage qui le replace à un endroit de la Terre et il ne sait pas pourquoi Ici, sauf que c'est là qu'il reconnaît son corps qui lui fut donné en tant qu'Homme et que c'est là qu'il doit agir. Son corps ne lui fait pas mal. Pourtant il se souvient des coups des arbres et des rochers. Il perçoit cela mais ce qui lève son esprit de la neige, c'est cet immense Amour qui suffoque son cœur et son cerveau. Le froid de la neige ne peut rien contre lui. Ni celui du vent dans les cimes et qui descend jusqu'au sol en tourbillonnant aux oreilles. Cette chaleur-là est celle qui sauve et celle-là l'a mené là, contre ce rocher qui s'incurve pour créer un méplat. Il n'a pas besoin de se retourner pour savoir que l'Homme est là, couché à plat ventre sur le sol gelé et que son souffle s'éteint de la Vie des Hommes. Il croit percevoir un gémissement. La mort qui le gagne le fait souffrir ! Alors le vieillard sourit car cette souffrance-là n'est pas celle du corps. La mort par le froid est la plus douce qui soit; c'est l'âme qui gémit. Elle n'accepte donc pas la mort et la trouve injuste. Les larmes viennent aux yeux de celui qui est ridé et gèlent immédiatement dans les poils de sa barbichette blanche. Ce sont des larmes de bonheur car il sait maintenant que rien ne fut inutile. Celui qui devait mourir pleure à l'entrée du froid dans son cœur ! Il pourra donc le sauver.
Il pourra donc le sauver et il le sait dans le bonheur qui lui gonfle le cœur. Ce bonheur-là, il ne l'espérait plus. Il l'avait attendu depuis trop longtemps et croyait que son destin voulait qu'il s'en aille comme d'autres sans transmettre sa Connaissance de la Force de Vie.
Mais le gémissement était là, tout près et il rampa sous le débord de rocher. Il glissa près du corps et se contorsionna pour enlever sa lourde pelisse. Il l'étala sur le gel du sol et chercha une prise sur le corps qui se refroidissait. Il fallait son ouïe fine pour percevoir encore un semblant de respiration. L'homme se trouvait à la limite du Souffle. Il fallait faire vite.
Il l'agrippa par les vêtements, ce qui lui sembla une veste de fourrure et tira vers lui. Le corps venait mal. Le haut restait coincé sous le défoncé rocheux et la tête n'était pas visible. Il semblait que l'homme avait voulu s'enfoncer le plus loin possible sous le méplat, entrer dans la terre gelée et y mourir. Le vieillard tira doucement. Il avait enlevé ses gants pour mieux mêler ses doigts noueux au tissu rêche. Il amenait ses coudes vers lui, poussant la respiration dans le ventre et dans son effort il priait sans s'en apercevoir. Le son OMMMMmmmmm.... glissait de ses lèvres entrouvertes. La sueur commença à perler aux tempes et il tirait doucement ce corps inerte qui se rapprochait maintenant.
Il le tira à lui dans les mêmes gestes lents et il sentit son cœur se renverser de bonheur lorsque le corps roula sur le côté gauche et vint raide et droit, se centrer juste au milieu de la pelisse que le vieillard avait étalée.
Alors, il lui allongea les jambes et ramena ses mains sur son ventre gelé. Il lui enfila à tâtons son bonnet de fourrure tout chaud de sa sueur. Il remonta le col de ses chemises, puis, doucement, comme pour ne pas déranger la mort et la vie qui s'unissaient si étroitement dans ce corps roide, il s'allongea sur lui et commença à respirer pour deux.
Cette nuit est celle où il doit donner sa vie et c'est bien ainsi.
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